Dans le contexte d’une fusion et acquisition (F&A) transfrontalière, les plans de droits des actionnaires (un tel plan équivaut souvent à la technique dite de la pilule empoisonnée) demeurent un outil de défense fréquemment utilisé par les sociétés américaines visées, car il leur permet de repousser ou de prévenir certains types d’offres publiques d’achat hostiles ou non sollicitées. En revanche, au Canada, ces plans ont essentiellement perdu leur utilité depuis la réforme majeure du régime des offres publiques d’achat de 2016. Cette divergence de traitement peut semer l’incertitude dans le cadre d’opérations impliquant des émetteurs des deux côtés de la frontière, notamment lorsqu’ils sont cotés sur les marchés canadien et américain. Bien que les principes fondamentaux des plans de droits demeurent similaires au Canada et aux États-Unis – notamment leur fonction dissuasive, qui se déclenche lorsqu’un seuil d’acquisition est franchi (20 % au Canada, parfois aussi bas que 9,9 % ou même 4,9 % aux États-Unis) – les fondements juridiques, les approches réglementaires et les implications stratégiques divergent considérablement selon le pays.
Ces différences ne sont pas que techniques : elles influencent directement les stratégies d’offre, les échéanciers et les résultats des transactions. Par exemple, un plan de droits fréquemment adopté sous le régime juridique du Delaware pourrait être rapidement invalidé par les autorités canadiennes. À l’inverse, un conseil d’administration canadien, soumis à une surveillance réglementaire active, pourrait sembler vulnérable aux yeux d’investisseurs américains habitués à des tactiques plus musclées, voire agressives. Une compréhension nuancée de ces différences est donc essentielle pour naviguer efficacement dans les réalités des opérations transfrontalières modernes.
Les plans de droits prennent tout leur sens en situation de conflit : offre hostile, prise de contrôle progressive ou campagne d’activisme actionnarial. Ils permettent au conseil d’administration de gagner du temps pour évaluer l’offre, chercher d’autres options ou mobiliser les actionnaires. Toutefois, la durée de cette « période de réflexion » ainsi que les conditions dont on peut bénéficier varient sensiblement selon les pays.
Au Canada, avant la réforme de 2016, les plans de droits constituaient une défense centrale contre les offres hostiles, mais ce mécanisme était étroitement encadré par les autorités de réglementation provinciales, comme la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario. En pratique, ces plans étaient généralement suspendus dans un délai de 30 à 60 jours, les autorités estimant qu’ils devaient offrir un temps de réponse raisonnable au conseil, sans pour autant bloquer l’offre. Depuis la réforme de 2016, les règles canadiennes imposent une période de validité minimale de 105 jours pour toute offre hostile. En conséquence, les autorités ont clairement indiqué que, sauf circonstances exceptionnelles, les plans de droits n’offrent plus d’utilité réelle. Très peu d’émetteurs ont d’ailleurs adopté de tels plans depuis lors. Cette position s’inscrit dans l’approche générale du droit canadien en matière de tactiques défensives : c’est aux actionnaires – et non au conseil d’administration – qu’il revient de trancher en dernier ressort.
Cela dit, en vertu du droit des sociétés en vigueur au Canada, les administrateurs doivent non seulement chercher à maximiser la valeur pour les actionnaires, mais aussi tenir compte des intérêts d’autres parties prenantes, notamment les employés, les créanciers, l’environnement et la pérennité de l’entreprise. Cette obligation ajoute une dimension essentielle à la prise de décision des conseils d’administration lorsqu’une offre publique est présentée.
Aux États-Unis (et tout particulièrement au Delaware), les conseils d’administration peuvent adopter des plans de droits sans l’approbation préalable des actionnaires. Ces plans peuvent rester en vigueur jusqu’à dix ans, à moins d’être contestés devant les tribunaux. En pratique, la plupart des plans américains sont conçus pour durer entre 12 et 24 mois, offrant ainsi une marge de manœuvre importante pour négocier avec un acquéreur hostile ou un actionnaire activiste, ou pour défendre les objectifs stratégiques à long terme de l’entreprise. Le contrôle judiciaire, exercé a posteriori, est généralement empreint de retenue, tant que les mesures adoptées par le conseil sont prises de bonne foi et visent la maximisation de la valeur pour les actionnaires. Dans cette optique, les tribunaux américains (particulièrement au Delaware) placent l’accent sur le prix offert, les perspectives à long terme et la protection des intérêts des actionnaires, plutôt que sur ceux des autres parties prenantes.
Ce contraste entre les régimes canadien et américain crée un fossé stratégique fondamental. Aux États-Unis, les plans de droits peuvent représenter un levier puissant dans la défense contre les offres non sollicitées. Au Canada, ils sont généralement perçus comme inutiles dans la plupart des scénarios.
Les approches divergentes dans la gestion des plans de droits traduisent des différences plus fondamentales dans les philosophies de gouvernance et les cultures réglementaires du Canada et des États-Unis.
Aux États-Unis, et particulièrement en vertu du droit du Delaware, les administrateurs ont pour mission première de servir les intérêts de l’émetteur et de ses actionnaires. Cette orientation est ancrée dans une jurisprudence clé, notamment Unocal1 et Unitrin2, qui reconnaît aux conseils d’administration la légitimité d’adopter des mesures défensives, telles que les plans de droits, à condition qu’elles soient raisonnablement proportionnées et poursuivent l’objectif ultime de maximiser la valeur pour les actionnaires.
Au Canada, la perspective est plus large. Conformément à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA)3, les administrateurs doivent agir dans l’intérêt de la société dans son ensemble, et non uniquement dans l’intérêt des actionnaires. Cette interprétation a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 19764, qui consacre la prise en compte des intérêts des parties prenantes, notamment les employés, les créanciers, l’environnement et la pérennité de l’entreprise, dans l’exercice des devoirs fiduciaires du conseil.
Ce cadre juridique distinct a des répercussions concrètes dans le contexte d’une lutte pour le contrôle d’une société. Au Canada, un conseil d’administration peut, d’un point de vue juridique, rejeter une offre financièrement supérieure si une offre concurrente s’aligne mieux sur les intérêts à long terme de la société et de ses parties prenantes. Toutefois, cette latitude décisionnelle ne se traduit pas par un pouvoir équivalent sur le plan réglementaire : les autorités canadiennes encadrent très strictement l’utilisation des plans de droits, exigeant qu’ils soient transparents, équitables et, surtout, temporaires et proportionnés. En pratique, ils laissent peu de place à l’entrave active d’une offre, même lorsque celle-ci ne sert pas les intérêts à long terme de la société. À l’inverse, aux États-Unis, un conseil d’administration dispose d’un pouvoir beaucoup plus large pour mettre en œuvre un plan de droits sans l’approbation préalable des actionnaires et pour résister à une offre hostile. Cependant, ce pouvoir discrétionnaire est temporaire : dès qu’une vente du contrôle devient inévitable, la jurisprudence de la Cour suprême du Delaware, en particulier l’arrêt Revlon5, impose aux administrateurs le devoir de maximiser la valeur immédiate pour les actionnaires. Ainsi, les administrateurs américains jouissent d’une plus grande latitude tactique pour adopter une pilule empoisonnée, mais disposent d’une marge de manœuvre plus restreinte quant à l’objectif ultime lorsqu’une vente est amorcée et devient inévitable.
La divergence entre le Canada et les États-Unis dans l’usage des pilules empoisonnées est flagrante lorsqu’il est question des plans de droits dits « tactiques », c’est-à-dire adoptés en réponse directe à une offre publique d’achat hostile. Aux États-Unis, ces pilules tactiques sont une composante bien établie de l’arsenal défensif des sociétés ouvertes. Lorsqu’un émetteur a la capacité d’émettre des actions privilégiées dites « à chèque en blanc » (blank check preferred shares), il peut mettre en place un plan de droits rapidement, sans avoir à consulter les actionnaires. Ces plans, une fois mis en place, peuvent repousser indéfiniment les initiatives hostiles, à moins qu’ils ne soient invalidés par les tribunaux ou abandonnés dans le cadre d’un règlement négocié. En revanche, le cadre réglementaire canadien a fortement restreint le recours à ce type de pilules depuis la réforme de 2016, qui a instauré un délai minimal de dépôt de 105 jours pour toutes les offres publiques. S’ajoutant à une surveillance accrue par les commissions provinciales de valeurs mobilières, cette réforme a profondément modifié l’équilibre entre conseils d’administration et actionnaires dans le contexte des offres hostiles. Les autorités canadiennes considèrent désormais qu’un plan de droits tactique ne devrait être autorisé que dans des circonstances exceptionnelles, et non comme une mesure de défense courante.
Voici deux exemples où l’utilisation d’un plan de droits tactique a été évaluée :
Dans la pratique canadienne actuelle, les plans de droits – lorsqu’ils sont adoptés – le sont généralement en l’absence d’offre imminente et avec l’approbation des actionnaires, de manière à garantir leur acceptabilité auprès des autorités de réglementation et des conseillers en vote. Ces plans, parfois qualifiés de « plans d’observation » ou de plans préventifs, demeurent rares, mais peuvent se montrer utiles dans des contextes particuliers, notamment pour prévenir les prises de contrôle rampantes ou contrer des stratégies de blocage abusif.
Les différences juridiques et réglementaires entre les régimes canadien et américain en matière de plans de droits n’entraînent pas seulement différentes approches tactiques : elles ont également des implications stratégiques profondes, susceptibles d’influencer la structure des transactions, le calendrier des offres et la dynamique des négociations, notamment dans des situations hostiles ou non sollicitées.
Un acquéreur américain ciblant une société canadienne bénéficie d’un environnement réglementaire où les plans de droits sont largement inopérants en réponse à une offre hostile. Comme mentionné précédemment, sauf circonstances exceptionnelles, les régimes de droits ne sont ni efficaces ni durables dans le contexte canadien, même s’ils ont été préalablement adoptés. Toute tentative d’utiliser un tel plan pour renforcer la position de la direction ou retarder une offre crédible sans justification solide sera presque certainement suspendue rapidement par les autorités de réglementation.
Conformément à l’Instruction générale canadienne 62-202 (IGC 62-202)8, les organismes de réglementation s’attendent à ce que le conseil d’administration n’entrave pas indûment le processus décisionnel des actionnaires en réponse à une offre publique d’achat. Bien que le conseil soit tenu d’agir dans l’intérêt supérieur de la société (ce qui peut inclure l’exploration de solutions stratégiques, le dialogue avec l’initiateur de l’offre ou encore la conclusion que le statu quo est préférable), il doit exercer son jugement de manière transparente, équilibrée et fondée sur une analyse raisonnable. Quelle que soit l’approche retenue, une communication claire et ouverte avec les actionnaires demeure essentielle tout au long du processus.
Les normes fiduciaires canadiennes imposent au conseil d’administration d’agir dans l’intérêt de la société dans son ensemble, ce qui inclut la prise en compte des intérêts des parties prenantes (employés, créanciers, collectivités, environnement, etc.), et non pas uniquement la maximisation de la valeur pour les actionnaires. En vertu de ce cadre, un conseil peut légitimement rejeter une offre jugée contraire aux intérêts à long terme de la société, même si elle comporte une prime financière. Toutefois, une telle décision doit être clairement motivée, documentée de manière rigoureuse et fondée sur une évaluation équilibrée, car elle fera inévitablement l’objet d’un examen attentif de la part des autorités de réglementation et du marché.
En pratique, un acquéreur américain peut donc déposer une offre sans craindre d’être bloqué par une pilule empoisonnée, mais il devra adapter son message au contexte canadien : au-delà du prix et de la prime offerte, il sera utile de souligner les avantages liés au maintien de l’emploi, à la gouvernance responsable ou à la pérennité de l’entreprise.
En revanche, un acquéreur canadien souhaitant prendre le contrôle d’une société cible américaine peut se heurter à un conseil d’administration solidement établi, disposant d’un pouvoir discrétionnaire étendu pour rejeter une offre en vertu d’un plan de droits robuste. Si la société cible, notamment dans le Delaware, a émis des actions privilégiées à chèque en blanc, son conseil peut adopter un plan de droits sans l’approbation préalable des actionnaires, lequel peut rester en vigueur pendant une période prolongée, voire indéfiniment, à moins d’être levé par une instance judiciaire, par le biais d’une course aux procurations ou dans le cadre d’une entente négociée.
En cas de contestation, les tribunaux du Delaware appliquent les standards établis dans les affaires Unocal et Unitrin, faisant généralement preuve de déférence au jugement du conseil d’administration, sauf si le plan de droits apparaît comme un simple prétexte ou s’avère manifestement disproportionné. Un acquéreur canadien doit donc s’attendre à une campagne de longue haleine, comportant des coûts juridiques importants, des communications stratégiques, ainsi qu’un possible vote de procuration contesté. Les arguments fondés sur la prise en compte des parties prenantes risquent d’être peu efficaces, puisque les tribunaux du Delaware privilégient une approche centrée sur la maximisation de la valeur pour les actionnaires. Par ailleurs, la jurisprudence reconnaît la validité d’une « défense par le refus » lorsque le conseil s’appuie de manière justifiée sur une stratégie à long terme pour rejeter systématiquement une offre.
Pour les émetteurs inscrits à plusieurs bourses, la gestion des plans de droits constitue un défi particulièrement complexe. Ces entreprises doivent élaborer des mécanismes de défense suffisamment solides et agressifs pour répondre aux attentes des investisseurs américains et limiter les risques de litiges, tout en restant conformes et prudentes afin de satisfaire la surveillance réglementaire proactive exercée au Canada. Par ailleurs, ces émetteurs doivent jongler avec des attentes souvent contradictoires de la part des investisseurs des deux côtés de la frontière. Il est donc crucial que la divulgation, la justification et la communication entourant les plans de droits soient soigneusement harmonisées, afin de refléter ces divergences sans nuire à la crédibilité ni à la réputation de la société sur aucun des marchés où elle est cotée.
La réussite d’une fusion-acquisition contestée ne repose pas uniquement sur la structure juridique choisie, mais également sur une gestion anticipée et stratégique des plans de droits, en particulier lorsque les transactions impliquent des territoires de compétence dont les cadres réglementaires diffèrent sensiblement. Ainsi, les équipes responsables des opérations transfrontalières devraient :
Il est important de rappeler que les plans de droits ne sont ni universels ni infaillibles. Leur efficacité et leur légitimité reposent sur une adaptation rigoureuse au cadre réglementaire local et sur une collaboration proactive avec l’ensemble des parties prenantes tout au long du processus.
Aux États-Unis, les pilules empoisonnées demeurent des tactiques défensives flexibles et durables, largement employées en réaction à des offres hostiles ou non sollicitées. Au Canada, les plans de droits approuvés par les actionnaires sont rarement utilisés; la mise en place d’un tel plan en réponse à une offre hostile reste exceptionnelle. De plus, lorsqu’un plan de droits est adopté dans ce contexte, il est presque systématiquement suspendu avant la fin de la période d’offre, ce qui le prive de toute efficacité pour l’émetteur. Pour les acquéreurs et les conseils d’administration engagés dans des transactions transfrontalières, il est primordial de bien comprendre ces différences. Au-delà de la structure juridique, arriver à ses fins dans ce contexte exige une stratégie adaptée, une sensibilité accrue aux nuances culturelles et réglementaires, ainsi qu’une connaissance approfondie des marchés locaux.
Pour obtenir de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec les auteurs, Jason Saltzman, Ilan Katz et Ivana Cescutti, ou avec un membre de notre groupe Fusions et acquisitions.
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