Alors que l’intelligence artificielle (IA) générative redéfinit les pratiques d’affaires, elle transforme également le monde des fusions et acquisitions (F&A) — en facilitant la conclusion des opérations et en optimisant leur réalisation. Cette double fonction est particulièrement marquée dans les opérations transfrontalières entre le Canada et les États-Unis, où des régimes juridiques distincts et un processus de réglementation en mode accéléré posent autant de défis qu’ils offrent des avantages stratégiques.

Le présent article se penche sur les répercussions de l’IA générative sur le monde des F&A transfrontalières, en mettant en lumière les enjeux juridiques clés, les exigences en matière de vérification diligente, les considérations réglementaires et les occasions permettant de créer de la valeur.

Les systèmes d’IA dans la mire : pourquoi sont-ils en demande?

Les systèmes d’IA générative (capables de produire du contenu, du code ou des conclusions à partir de larges ensembles de données) sont désormais au cœur de nombreuses stratégies d’acquisition. Selon le rapport 2024 Laws of AI Traction de Dentons, 70 % des dirigeants prévoient procéder à des F&A pour renforcer leurs capacités en IA au cours des trois prochaines années. Pour beaucoup, l’achat d’une entreprise spécialisée en IA représente une voie plus rapide que le développement interne.

Parmi les technologies convoitées :

• Des outils SaaS alimentés par l’IA, optimisant notamment la conformité, le service client ou les opérations commerciales.

• Des plateformes d’IA spécialisées en technologies juridiques, données de santé, chaîne d’approvisionnement, etc.

• Des ensembles de données exclusives, de plus en plus considérés comme un actif stratégique, équivalent à de la propriété intellectuelle pour entraîner les modèles d’IA.

Toutefois, l’acquisition de telles technologies exige une vérification diligente rigoureuse, tant sur le plan juridique que technique. Si le Canada et les États-Unis excluent encore de la protection par droit d’auteur les œuvres générées par l’IA, leurs opinions divergent sur d’autres aspects clés, comme l’utilisation équitable ou la protection de la vie privée. Les acheteurs doivent notamment évaluer :

• La propriété et l’origine des données servant à l’entraînement des outils d’IA.

• La transparence des algorithmes et s’il est possible de les auditer (pour d’éventuelles obligations réglementaires).

• L’exposition à des régimes réglementaires à venir ou en évolution, que ce soit au Canada, aux États-Unis ou ailleurs.

Protections contractuelles : entre innovation et gestion des risques

Dans les opérations impliquant des entreprises d’IA, les clauses contractuelles classiques se révèlent souvent inadéquates. La complexité des actifs numériques exige des clauses adaptées, prospectives et propres à chaque pays ou territoire de compétence. En contexte transfrontalier, la précision contractuelle devient cruciale pour sécuriser la valeur de l’opération et répartir les risques de manière adéquate et équitable. Des protections contractuelles bien conçues permettront aux acheteurs d'adopter l'innovation sans absorber de risques disproportionnés. Voici quelques éléments clés dont les acheteurs et leurs conseillers ou conseillères juridiques devraient tenir compte :

1. Déclarations et garanties

Les déclarations et garanties jouent un rôle central dans l’identification des risques clés et leur répartition équitable entre les parties. Lorsqu’une entreprise repose sur des systèmes d’IA, ces dispositions doivent couvrir les éléments suivants :

• Propriété et provenance des données d’entraînement : Les vendeurs doivent attester de la légalité de la collecte et de l’utilisation des ensembles de données ayant servi à l’entraînement des modèles d’IA.

• Titularité ou licence valide des modèles d’IA et des résultats générés : Les acheteurs doivent s’assurer que les modèles d’IA, ainsi que les résultats générés par ceux-ci, sont soit détenus en pleine propriété, soit utilisés en vertu de licences valides et suffisantes.

• Conformité aux lois applicables : Les vendeurs doivent garantir que leurs systèmes d’IA respectent les lois en vigueur, notamment en matière d’IA, de propriété intellectuelle, de protection des renseignements personnels et des données, et ce, dans tous les pays et territoires pertinents.

• Risques liés à la sécurité nationale : Les investissements étrangers dans des entreprises canadiennes ou américaines actives dans des secteurs sensibles, comme les technologies critiques, les infrastructures essentielles ou les données sensibles (p. ex., fabricants de puces d’IA), peuvent être soumis à un examen en vertu de la Loi sur Investissement Canada (LIC) ou du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS). Les acheteurs peuvent exiger que les vendeurs confirment que la cible ne mène pas d’activités dans de tels secteurs ou, le cas échéant, divulguent toute activité pertinente.

2. Indemnisation

Compte tenu de l’évolution rapide des cadres réglementaires régissant l’IA, les clauses d’indemnisation doivent être élargies pour couvrir les risques suivants :

• Atteintes aux droits de propriété intellectuelle : L’intégration de données protégées par le droit d’auteur dans les modèles d’entraînement peut exposer l’acheteur à des réclamations de tiers, notamment en matière de violation de droits d’auteur ou d’utilisation non autorisée.

• Infractions à la législation sur la protection des renseignements personnels : L’utilisation non conforme ou abusive de données personnelles – en particulier dans un contexte transfrontalier – peut entraîner des sanctions administratives ou financières, en vertu de régimes comme la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) du Canada, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé du Québec ou la California Consumer Privacy Act (CCPA) des États-Unis.

• Biais algorithmique ou risques liés à la sécurité des systèmes : Les résultats générés par des systèmes d’IA – qu’il s’agisse de décisions discriminatoires ou de recommandations présentant un risque pour les utilisateurs – peuvent donner lieu à des recours de la part des consommateurs, à une surveillance accrue des autorités réglementaires ou à des différends contractuels avec des clients.

Dans les opérations portant sur des solutions d’IA à fort impact, ou destinées à un large public, la négociation de plafonds d’indemnisation, de franchises et de périodes de survie adaptés revêt une importance primordiale pour équilibrer le partage des risques entre les parties.

3. Engagements et obligations post-clôture

Lorsque l’IA constitue un élément central du modèle d’affaires de la société cible, les acheteurs peuvent exiger que le vendeur – ou la société elle-même – respecte certaines normes opérationnelles après la clôture de l’opération. Les engagements post-clôture peuvent inclure :

• Maintien de la gouvernance et de l’intégrité des systèmes d’IA : Veiller au maintien des pratiques d’IA responsables, notamment par la réalisation de tests et d’audits opérationnels à des intervalles réguliers. Ces pratiques devraient s’appuyer sur des cadres reconnus dans le secteur, tels que la norme ISO/IEC 42001:2023, une norme internationale qui spécifie les exigences relatives à l'établissement, à la mise en œuvre, à la maintenance et à l'amélioration continue d'un système de gestion de l'intelligence artificielle.

• Appui à la conformité réglementaire : Dans un contexte de réglementation en constante évolution, les acheteurs peuvent exiger que le vendeur collabore à la divulgation, à l’analyse ou à l’évaluation des systèmes d’IA, conformément aux nouvelles exigences imposées par les autorités compétentes.

• Accès aux évaluations et à la documentation : Afin de satisfaire à leurs propres obligations en matière de gouvernance ou aux exigences contractuelles imposées par leurs clients, les acheteurs peuvent demander un accès continu à la documentation technique, aux rapports internes et aux pistes d’audit relatives aux systèmes d’IA.

4. Rémunérations liées aux performances de l'IA

Dans de nombreuses opérations visant des entreprises d’IA, une part substantielle de la valeur de l’entreprise repose sur la performance future des technologies plutôt que sur les revenus actuels. Les mécanismes de compléments de prix fondés sur des paramètres liés à l’IA peuvent permettre de combler les écarts d’évaluation entre les parties et d’aligner les incitatifs après la clôture. Les déclencheurs les plus couramment utilisés comprennent :

• Des critères de performance technique : Tels que des améliorations vérifiables en matière de précision, de fiabilité ou d’efficacité, notamment par l’automatisation des processus opérationnels ou une amélioration mesurable des capacités de prévision.

• L’obtention de certifications ou d’approbations réglementaires : Mesure particulièrement pertinente lorsque les outils d’IA doivent être validés dans le cadre de régimes sectoriels spécifiques ou d’exigences réglementaires strictes.

• L’adoption et la fidélisation de la clientèle : Notamment en ce qui a trait à l’intégration des fonctionnalités d’IA par les utilisateurs finaux ou à la pénétration de marchés clés.

Pour éviter les litiges, ces paramètres doivent être définis avec précision, objectivement mesurables et limités dans le temps.

L'IA au service des opérations : des fusions et acquisitions plus rapides et plus « intelligentes »

Si l’acquisition d’entreprises d’IA constitue une tendance croissante, l’intégration de l’IA dans le déroulement même des opérations de F&A en est une autre, tout aussi structurante. L’IA générative transforme en profondeur, sans faire de vagues, les processus transactionnels, notamment dans les contextes transfrontaliers ou présentant un fort niveau de complexité. Voici les principaux leviers d’efficacité que nous observons :

• Une vérification diligente accélérée et évolutive : Les plateformes d’IA permettent d’extraire automatiquement les clauses clés des contrats, de détecter les anomalies et de regrouper les documents par thème ou par pays/territoire de compétence. Ces fonctionnalités sont particulièrement précieuses dans les opérations impliquant de multiples cadres juridiques ou des contrats multilingues.

• Une feuille de route réglementaire proactive : Les outils d’IA peuvent aider à établir les exigences applicables en matière de contrôle des investissements étrangers (notamment en vertu de la LIC ou du CFIUS), de conformité sectorielle (p. ex., données de santé, télécommunications) ou encore les risques liés aux facteurs ESG ou aux sanctions économiques. Cette préparation facilite la prise de décision en amont.

• Rédaction et révision automatisées : L’IA peut générer des ébauches de documents, tels que des conventions d’achat, des annexes de divulgation ou des résolutions, qui peuvent ensuite être adaptées à l’aide des lignes directrices internes établies par l’équipe juridique. Elle permet également de comparer le libellé entre différents pays/territoires de compétence afin d’assurer l’uniformité des formulations.

• Recherche de précédents et de documents internes : L’IA permet de retracer beaucoup plus rapidement les précédents internes ou des informations sectorielles pertinentes, réduisant le temps consacré à la recherche documentaire.

• Capacités multilingues avancées : La traduction assistée par l’IA préserve les subtilités du langage juridique, ce qui optimise les délais de traitement des documents bilingues — un avantage déterminant dans le cadre d’opérations transfrontalières.

Divergence réglementaire : points de friction transfrontaliers

Le cadre juridique de l’IA générative demeure en évolution constante, marqué par des approches souvent disparates selon les pays/territoires de compétence. Parmi les divergences les plus significatives entre le Canada et les États-Unis, on retrouve :

• Protection de la vie privée : Au Canada, la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE) et la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé (au Québec) mettent l’accent sur le consentement éclairé et la localisation des données. Aux États-Unis, la protection de la vie privée repose sur un « patchwork » de lois étatiques, avec certaines règles fédérales sectorielles, notamment en matière de soins de santé et de services financiers.

• Encadrement de l’IA : Bien que le projet de loi canadien sur l’intelligence artificielle (la Loi sur l’intelligence artificielle et les données, ou LIAD) soit mort au feuilleton, il demeure révélateur de l’approche envisagée par le gouvernement fédéral canadien, prévoyant des obligations formelles telles que l’évaluation des risques, la tenue de registres et l’enregistrement de certains systèmes. En l’absence de cadre spécifique en vigueur, l’encadrement canadien repose sur une mosaïque de lois existantes. En comparaison, le cadre américain est plus fragmenté, reposant sur des lignes directrices fédérales (par exemple, les Executive Orders de la Maison-Blanche), la surveillance exercée par les agences réglementaires et des lois étatiques.

• Propriété intellectuelle et utilisation des données : Les tribunaux américains ont adopté une interprétation plus permissive de l’utilisation équitable et du moissonnage (« data scraping »), entraînant des profils de risque juridique différents pour les pratiques d’entraînement des modèles d’IA. Les règles canadiennes et européennes, plus restrictives, peuvent limiter certaines approches de collecte de données ou d'entraînement des modèles d’IA.

Dans un contexte transactionnel, il est essentiel d’évaluer soigneusement où sont entraînés les modèles d’IA, où et comment les données sont traitées, ainsi que les lois applicables en fonction des pays/territoires de compétence. Cela est particulièrement crucial lors de l’acquisition d’actifs sensibles ou d’applications soumises à divers règlements. Les règles relatives au transfert international de données peuvent également avoir un impact sur la conformité de l’entraînement des modèles d’IA.

Cybersécurité et risques liés à la sécurité de l’IA

Les systèmes d’IA reposent généralement sur de grandes quantités de données, ce qui fait de la cybersécurité un enjeu majeur dans le cadre de fusions et acquisitions. Les cibles transfrontalières présentent des niveaux de maturité variables en matière de protection des renseignements personnels, notamment en ce qui a trait à la collecte, au stockage et à la sécurité des données, y compris l’utilisation de chiffrement et de contrôles d’accès et la présence de mécanismes d’intervention (techniques ou administratifs) en cas d’incident de confidentialité. Une compréhension des flux des données est primordiale pour évaluer les risques afférents aux pratiques de la cible.

Les acheteurs devraient intégrer à leur vérification diligente une évaluation des risques en matière de protection de la vie privée et de cybersécurité liés à l’IA, en portant une attention particulière aux partenaires tiers et à l’infrastructure technologique sous-jacente, notamment les environnements infonuagiques, les interfaces de programmation et les systèmes de stockage des données d’entraînement. Tout projet d’IA impliquant un traitement de renseignements personnels doit, au Québec, faire l’objet d’une évaluation des facteurs relatifs à la vie privée, tout comme tout transfert de renseignements personnels à l’extérieur de la province. Par ailleurs, l’utilisation de systèmes d’IA à des fins de prise de décision automatisée soulève des obligations spécifiques qui pourraient ne pas être respectées par la cible.

Une évaluation proactive de ces risques permet non seulement de mieux cerner la valeur de la cible, mais aussi d’adresser au bon moment et de manière plus adéquate les risques liés à l’acquisition et de prévenir des enjeux réglementaires et réputationnels post-clôture.

Les équipes juridiques comme catalyseurs stratégiques

Bien que les bénéfices de l’IA soient indéniables, sa mise en œuvre soulève des risques juridiques complexes qui sont encore trop souvent sous-estimés. Selon une étude menée par Dentons, près de 50 % des entreprises n’intègrent pas leurs équipes juridiques en amont dans les décisions liées à l’adoption de l’IA. Pourtant, 74 % des dirigeants reconnaissent que l’alignement juridique est un facteur déterminant de réussite. Les conseillers et conseillères juridiques spécialisés peuvent jouer un rôle central dans la sécurisation et l’optimisation des fusions et acquisitions impliquant des technologies d’IA en :

• Élaborant des listes de vérification spécifiques à la vérification diligente en matière d’IA, adaptées aux exigences réglementaires sectorielles et juridictionnelles;
• Formant les équipes à repérer les signaux d’alerte relatifs à la protection des données, à la propriété intellectuelle et à la conformité réglementaire;
• Alignant la gouvernance interne de l’IA sur les attentes du marché et les obligations légales applicables.

Lorsqu’ils sont impliqués dès les premières étapes, les conseillers et conseillères juridiques peuvent transformer la complexité liée à l’IA en avantage concurrentiel, et les risques en leviers stratégiques.

Conclusion : les fusions et acquisitions à l'ère de l'IA

L’IA générative n’est plus une simple innovation : elle s’impose désormais comme un incontournable des opérations de fusion et acquisition contemporaines. Pour les entreprises engagées dans une stratégie de croissance transfrontalière, notamment dans le corridor Canada–États-Unis, le succès reposera sur leur capacité à comprendre comment l’IA redéfinit la valeur stratégique des entreprises cibles, tout en renforçant la rapidité, la rigueur et l'efficacité des processus transactionnels.

Les acteurs qui sauront tirer parti de cette transformation, en s’appuyant sur des conseillers et des conseillères juridiques stratégiques, iront bien au-delà de l’acquisition de technologies : ils redéfiniront la manière dont les fusions et acquisitions modernes sont réalisées, en alliant intelligence, agilité et conformité.

Pour obtenir de plus amples renseignements, veuillez communiquer avec les auteurs, Riley Dearden, Jeremy E. Hill, Nick Bushelle et Ivana Cescutti, avec Guillaume Savard F. et Charles Giroux qui ont rédigé la section sur la cybersécurité et les risques liés à la sécurité de l’IA dans un contexte québécois, ou avec un membre de notre équipe spécialisée dans les fusions et acquisitions.

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