Les pratiques de Gun jumping sont au cœur de l’actualité du droit de la concurrence de cette rentrée 2018. Après les amendes record imposées à Altice par l’Autorité de la concurrence en novembre 2016 et par la Commission européenne en avril 2018 (respectivement 80 et 125 millions d’euros), la présidente de l’Autorité de la concurrence a jugé utile de rappeler dans un article les pratiques à éviter par les entreprises lors de la mise en œuvre de leurs opérations de concentration 1. Plus que des lignes directrices exhaustives qui s’appliqueraient à toutes les situations, cet article fournit un guide d’analyse et lance de ce fait un avertissement aux entreprises dont les pratiques, guidées par des impératifs économiques, ont tendance à dépasser le cadre de ce qui est admis en droit de la concurrence dans la phase préalable à l’autorisation de leur opération. Les entreprises sont dorénavant prévenues, elles disposent de suffisamment de matière au sein de la pratique décisionnelle française et européenne pour être sensibilisées à ce sujet et prendre les mesures appropriées en vue de se conformer au droit de la concurrence avant d’obtenir une décision d’autorisation.
Le gun-jumping englobe deux grandes catégories de comportements pouvant mener à sanction : l’absence de notification d’une opération notifiable et le non-respect de l’effet suspensif des décisions des autorités de concurrence par la mise en œuvre anticipée, même partielle, de l’opération avant son autorisation.
Pour rappel, lorsqu’une opération de concentration dépasse les seuils fixés par la Commission européenne ou à défaut, par une autorité nationale de concurrence, elle doit être notifiée à la Commission - ou à cette autorité selon le cas - afin que cette dernière procède à son examen en vue de son autorisation, sous conditions ou non, ou de son interdiction (sauf dans les très rares pays ne prévoyant pas de mécanisme de contrôle des concentrations ex-ante). Avant la décision de la Commission ou de l’autorité concernée, les entreprises ne peuvent réaliser l’opération et sont tenues d’attendre la décision d’autorisation, sauf cas exceptionnel de dérogation à l’effet suspensif (en cas de nécessité particulière dûment motivée) ou dans les pays où la notification n’a pas d’effet suspensif.
Le but de l’effet suspensif des décisions relatives aux opérations de concentration est de garantir que le marché reste concurrentiel et qu’aucune atteinte irrémédiable ne soit portée à la concurrence par les parties du fait de la mise en œuvre anticipée de l’opération. Cela est d’autant plus justifié que l’issue de l’examen par la Commission ou l’autorité compétente ne peut être connue à l’avance. Si les décisions de refus sont assez rares, l’autorisation de l’opération peut très bien être soumise à conditions. Enfin, les entreprises peuvent décider d’elles-mêmes de ne pas donner suite au projet pour des raisons diverses.
Le non-respect de l’effet suspensif des décisions relatives aux opérations de concentration expose l’ensemble des parties à la concentration à l’imposition d’une amende dont le montant maximum peut atteindre, en droit français, 5% du chiffre d’affaires réalisé en France par les parties et en droit de l’Union européenne, 10% du chiffre d’affaires global des parties. Les pratiques déviantes des entreprises sont généralement d’autant plus exposées à l’attention des autorités de concurrence que l’opération est notifiable. Si elles détectent des indices de gun-jumping, les autorités de concurrence n’hésiteront pas à mener des perquisitions inopinées afin de vérifier leurs doutes et ce, même en cas de décision favorable quant à l’opération de concentration.
Enfin, les pratiques de gun-jumping présentent un risque commercial évident pour la cible en particulier quand l’acquéreur potentiel est un concurrent car, en cas d’échec des négociations, ce dernier aura eu accès à des informations commerciales lui permettant d’adapter sa stratégie sur le marché et de faire une concurrence déloyale à la cible.
Outre l’absence de notification quand celle-ci est requise, qui est un comportement fautif facilement identifiable, les parties à une opération de concentration sont susceptibles de commettre un éventail de pratiques interdites aboutissant in concreto à la mise en œuvre anticipée de l’opération. Les précédents en matière de « gun-jumping » (et en particulier les décisions Altice) font ressortir plusieurs grandes catégories de comportements à risque ou fautifs sans que cette liste ne soit limitative. Si, dans les décisions Altice, un ensemble de comportements fautifs a abouti aux décisions de sanction, un seul comportement isolé peut également mener à l’imposition d’une sanction comme le rappelle la Présidente de l’Autorité de la concurrence dans son intervention.
Durant la période intermédiaire entre le signing et le closing d’une opération, il est légitime pour l’acquéreur de vouloir s’assurer de la préservation de la valeur économique de l’actif cible. Il est ainsi d’usage qu’un protocole d’accord contenant un certain nombre de dispositions protectrices des intérêts de l’acquéreur soit conclu entre les parties. Tel est notamment le cas des clauses contenant une obligation de gestion de la cible « dans le cours normal des affaires » mais sans droit de regard de l’acquéreur ou l’interdiction de réaliser des investissements au-delà d’un certain seuil excédant la gestion courante de la cible ou, de manière générale, l’interdiction de tout changement significatif affectant la valeur de la cible jusqu’au closing. Ces protocoles prévoient aussi généralement des clauses d’ajustement du prix de cession à la date du closing selon un certain nombre de critères et/ou des mécanismes de garantie et d’indemnisation en cas de litige.
Si le principe même de ces dispositions protectrices est totalement admis par les autorités de concurrence, il convient de veiller à ce que ces clauses n’excèdent pas ce qui est strictement nécessaire à la préservation légitime des intérêts de l’acquéreur. Par ailleurs, les autorités de concurrence réalisant un examen in concreto des pratiques des parties notifiantes, il convient de s’assurer que la mise en œuvre de ces clauses se borne également à cet impératif strict.
Sont en particulier prohibées les clauses qui offrent à l’acquéreur un droit de regard ou de veto sur les actes de gestion courante de la cible, la prise de décisions commerciales communes et toute autre disposition permettant à l’acquéreur de prendre le contrôle de droit ou de fait sur la cible en exerçant sur celle-ci une influence déterminante. Par exemple, dans la décision Altice/PT Portugal, l’acquéreur détenait un droit de veto sur des sujets concernant l’activité ordinaire de la cible, à des seuils de revue trop bas pour être considérés comme visant à préserver la valeur de la cible. Il en était de même pour les droits de veto sur la révocation du management trop largement définis et sur la modification par PT Portugal de ses politiques et offres de prix. Comme le rappelle la Commission, il importe peu que de tels droits de veto ou de consentement préalable aient été exercés en pratique, la seule possibilité de les exercer suffit.
Comme le résume la Présidente de l’Autorité, toute immixtion dans la gestion courante de la cible ou toute intervention sur des décisions qui sont aisément réversibles et qui n’affecteront pas la valorisation de la cible doit être évitée, une telle immixtion ne pouvant viser que des situations exceptionnelles.
Durant la phase de négociation, il est également légitime que l’acquéreur ait besoin d’accéder à un certain nombre d’informations sur la cible afin d’évaluer son activité et de négocier le contrat d’acquisition en toute connaissance de cause. Toutefois, jusqu’à la décision d’autorisation, les parties notifiantes restent des entreprises indépendantes et doivent se comporter comme telles afin de ne pas porter d’atteinte irrémédiable au marché. Si les échanges d’informations vont bien au-delà de ce qui est nécessaire et deviennent systématiques, un accès non encadré et excessif par l’acquéreur à des informations commerciales sensibles de la cible peut constituer un indice que l’acquéreur exerce avant même l’autorisation antitrust une influence déterminante sur la cible. Il faut donc veiller à ce que seuls les échanges d’informations qui sont strictement justifiés par les besoins de l’opération soient autorisés.
Ceci est d’autant plus vrai et sensible quand l’acquéreur est un concurrent de la cible.
En effet, comme le rappelle à juste titre la Présidente de l’Autorité de la concurrence dans son intervention et le papier de la Federal Trade Commission 2, les opérations de concentration entre concurrents sont les opérations qui présentent le plus de risque de « gun-jumping ». En particulier, dans la phase précédant la décision d’autorisation, les concurrents sont exposés à des risques significatifs d’échanges d’informations illicites.
Il ne faut pas non plus oublier que, même dans les cas où l’opération n’a pas besoin d’être autorisée par une autorité de concurrence, un échange d’informations commerciales sensibles entre opérateurs concurrents - qui ne présente pas un risque sous l’angle du gun-jumping - pourrait toujours tomber sous le coup de l’interdiction des ententes et ce, jusqu’au closing de l’opération.
Les parties notifiantes devront donc veiller à ne pas échanger d’informations sensibles pendant leurs négociations ou à ne le faire que via une procédure de « clean team » où seules les personnes non impliquées dans la stratégie ou la politique commerciale de l’acquéreur peuvent avoir accès aux informations sensibles.
Il est constant dans l’analyse des autorités de concurrence que la nomination des dirigeants est un élément permettant de conclure à la prise de contrôle sur une entreprise cible. Partant, la prise de fonction effective des dirigeants nommés par l’acquéreur, seul ou conjointement, est formellement interdite avant toute décision d’autorisation. En revanche, il est tout à fait possible de prévoir qu’un dirigeant sera nommé sous réserve de la décision d’autorisation de l’opération. Ce dirigeant ne devra toutefois aucunement commencer l’exercice de ses fonctions avant ladite autorisation.
Avant la décision d’autorisation, la cible doit continuer à se comporter comme une entreprise autonome et indépendante de l’acquéreur. Elle ne doit en aucun cas anticiper une décision d’autorisation et se comporter en se plaçant sous le prisme de la future entité fusionnée. Tout comportement contraire qui orienterait la stratégie de la cible autrement que dans son seul intérêt serait répréhensible du point de vue du droit de la concurrence.
A titre d’exemple, dans le cas Altice/SFR, les parties ont préparé la commercialisation d’un projet commun alors même qu’elles n’avaient pas encore reçu de décision d’autorisation. En outre, elles ont coordonné leur comportement sur le marché en mettant en œuvre opérationnellement ce projet pendant la période suspensive.
De manière générale, il convient de s’assurer que l’acquéreur n’obtient à aucun moment d’influence déterminante sur la cible avant la décision d’autorisation. Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de changement de contrôle de fait avant son autorisation par la Commission ou l’autorité compétente. Pour ce faire, les parties notifiantes devront notamment respecter un corpus de règles de conduite essentielles tout en sachant que chaque opération présente ses spécificités et nécessite la mise en œuvre d’un plan d’action adapté.
a. En premier lieu, il convient de limiter les accès à la Data Room et de confidentialiser les informations auxquelles l’acquéreur ou les acquéreurs potentiels peuvent avoir accès s’ils sont concurrents. La cible peut utiliser la grille d’analyse proposée par les lignes directrices sur les accords de coopération horizontale afin de déterminer quelles informations peuvent être considérées comme commercialement sensibles. La communication d’informations suffisamment agrégées ne permettant pas d’identifier un client ou une catégorie de clients n’est généralement pas considérée comme sensible. Dans tous les cas, il convient de ne donner accès qu’aux informations ayant strictement un intérêt légitime pour la transaction.
b. Ensuite, il est recommandé de prévoir l’utilisation effective d’une clean team et d’accords de confidentialité adaptés aux circonstances particulières de l’opération. Les clean teams peuvent idéalement être composées de tiers indépendants et à défaut, elles ne doivent en aucun cas impliquer d’employés en charge de la politique opérationnelle des parties notifiantes. Des mesures particulières peuvent également être mises en œuvre dans ce cadre afin d’éviter la propagation des informations sensibles de la cible : impossibilité d’imprimer ou de télécharger les documents sensibles, consultation des documents sensibles in situ, obligation de destruction ou de restitution des documents sensibles après leur analyse, diffusion limitée des rapports de Due Diligence ou diffusion d’une version non-confidentielle, sanctions et pénalités attachées au non-respect de la confidentialité des informations sensibles, etc.
c. Enfin, il convient de s’assurer de la mise en œuvre effective du plan d’action choisi et de s’assurer de son respect par les personnes impliquées. Les autorités de concurrence ne se limiteront en effet pas à l’analyse des mesures facialement mises en œuvre par les parties notifiantes si, concrètement, ces dernières n’ont pas été respectées. Les parties notifiantes sont donc invitées à mettre en place des mécanismes de contrôle, idéalement par un tiers indépendant
2 https://www.ftc.gov/news-events/blogs/competition-matters/2018/03/avoiding-antitrust-pitfalls-during-pre-merger
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