Le traitement contractuel du Coronavirus comme évènement de Force Majeure : quelle sécurisation à long terme des contrats publics complexes?
Face à l’épidémie du Coronavirus COVID-19, le Gouvernement, par la voie du Ministre de l’économie B. Le Maire a annoncé dès le 28 février dernier la mise en place de mesures de soutien immédiates aux entreprises, dont la reconnaissance par l’État (et les collectivités locales peut-on lire sur le site du Ministère) du Coronavirus comme un cas de Force Majeure pour ses marchés publics. En conséquence, pour ces derniers, les pénalités de retards ne seraient pas appliquées.
On peut partir du principe que les acheteurs publics appliqueront ces mesures, dont le détail devrait être connu rapidement dans le cadre des ordonnances à prendre par le Gouvernement. En effet, on peut noter que le projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19, adopté mercredi soir en conseil des ministres, a été déposé devant le Sénat pour y être discuté dès aujourd’hui, jeudi 19 mars. Il prévoit d’habiliter le Gouvernement à prévoir par ordonnance des mesures portant sur les délais, les modalités d’exécution ou de résiliation des « contrats publics », en ce compris la neutralisation, pour les contrats en cours, des pénalités contractuelles. Il ne mentionne toutefois pas la qualification du Coronavirus comme cas de Force Majeure.
Ce faisant, le Gouvernement a répondu à une inquiétude légitime des cocontractants de l’administration.
Doit-on déduire du projet de loi qu’en réalité, tous les contrats de la commande publique (et pas seulement les marchés publics comme initialement annoncé par le Gouvernement) sont concernés?
Ces derniers ne sont d’ailleurs pas les seuls à être impactés : quid des autorisations d’occupation du domaine public pour les bars et restaurants fermés, et qui pourtant doivent verser une redevance d’occupation dudit domaine ?
Dans un contexte évolutif et encore peu détaillé de prise en compte du Coronavirus dans la vie des contrats publics, l’objet du présent article est de davantage se concentrer sur une catégorie bien particulière de ces contrats, à savoir les contrats complexes (concessions, anciens contrats de partenariat ou nouveaux marchés de partenariat, anciens montages « aller-retour » non appréhendés par le code de la commande publique), pour lesquels des clauses généralement très détaillées permettent d’appréhender de nombreuses situations imprévues.
Ainsi, doit-on suivre l’exemple du Gouvernement et conseiller aux acheteurs publics d’accepter les réclamations de leur(s) cocontractant(s) sur l’application des clauses de Force Majeure? doit-on conseiller aux entrepreneurs de demander l’application des clauses de Force Majeure ? quid des stipulations contractuelles qui encadrent normalement l’incidence d’un tel évènement ? quel est le meilleur traitement juridique à donner aux Coronavirus, en fonction des clauses contractuelles prévues : cas de Force Majeure ou cause légitime de retard en phase conception-construction ? causes exonératoires en phase exploitation ? quels risques à long terme pour la survie du contrat pour des projets publics privés d’envergure ?
Rappelons tout d’abord brièvement que trois conditions sont nécessaires, en matière de droit administratif, à la reconnaissance d’un cas de Force Majeure : l’extériorité (critère délaissé par le droit civil, comme en atteste le nouvel article 1218 du code civil), l’imprévisibilité et l’irrésistibilité.
La jurisprudence administrative est relativement stricte dans l’application de ces trois critères. A titre d’exemple, en matière contractuelle, le Conseil d’Etat écarte l’application de la notion de Force Majeure, dans l’hypothèse d’une grève du personnel du cocontractant de l'administration, lorsqu’il est établi d’après les circonstances de l’espèce, soit que le cocontractant eût pu exercer une action pour empêcher la grève, soit qu’il eût pu raisonnablement la prévoir, soit qu’il eût pu se procurer une main d’œuvre de remplacement (CE 29 janv. 1909, Cie des messageries maritimes – Dans le même sens, V. CE 14 nov. 1947, Min. Air c/ Sté d'études et d'entreprises générales de construction).
Autre exemple : les intempéries qui peuvent pourtant avoir une incidence majeure sur les contrats publics, mais que le Conseil d’Etat est réticent à qualifier de Force Majeure (voir, pour une crue exceptionnelle CE 9 oct. 1974, Min. Aménagement du territoire, équipement, logement et tourisme c/ Ausburger ; voir pour des vents violents CE 4 févr. 1910, Jaubert ; ou encore une avalanche CE 14 mars 1986, Cne de Val-d'Isère). Ce qui explique sans doute que les intempéries soient souvent contractuellement prévues dans les clauses relatives aux causes légitimes de retard – par application de certains critères techniques (force de vent, températures) ou par référence à la Caisse Congés Intempéries BTP – leur donnant ainsi un traitement contractuel bien défini, évitant de paralyser la vie des contrats.
Enfin, la jurisprudence exige que l'événement de Force Majeure invoqué ait rendu la réalisation du contrat impossible et ne soit pas seulement difficile à surmonter, ce qui en matière contractuelle, sera apprécié subjectivement, en fonction des circonstances de l'espèce et notamment de la taille et des possibilités de l'entreprise (CE 7 janv. 1948, Secr. État Défense c/ Sté Lucien Gillet).
S’agissant plus particulièrement des épidémies, la jurisprudence administrative est peu abondante. Toutefois, malgré le traitement légèrement différent réservé à la Force Majeure par le juge administratif et le juge civil, certains principes paraissent pouvoir être dégagés.
D’une part, logiquement, aucune Force Majeure ne paraît pouvoir être acquise si l’épidémie préexiste au contrat (CA Saint-Denis de la Réunion, 29 déc. 2009, n° 08/02114). La Force Majeure ne pourra donc s’appliquer qu’aux contrats conclus avant l’apparition de la pandémie actuelle.
D’autre part, aucune Force Majeure ne devrait pouvoir être reconnue si l’épidémie est connue, endémique et non létale. C’est ainsi que dans le contexte du virus du chikungunya, il a été jugé que « […] en dépit de ses caractéristiques (douleurs articulaires, fièvre, céphalées, fatigue, etc.) et de sa prévalence dans l’arc antillais et singulièrement sur l’île de Saint-Barthélemy courant 2013-2014, cet événement ne comporte pas les caractères de la force majeure au sens des dispositions de l’article 1148 du code civil. » Ainsi, cette épidémie ne pouvait être considérée comme ayant un caractère imprévisible et irrésistible puisque, « dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable (les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période » (CA Basse-Terre, 17 déc. 2018, n° 17/00739).
De manière similaire, le virus de la dengue en Martinique ne pouvait justifier la Force Majeure, étant donné notamment que « ce phénomène épidémique présente un caractère récurrent notamment dans les Antilles françaises » de sorte que « la survenance […] de nombreux cas de Dengue jusqu'à aboutir au dépassement du seuil épidémique n'est donc pas un phénomène nouveau ni irrésistible » (CA Nancy, 22 nov. 2010, n° 09/00003).
Au vu de ces deux décisions, il paraît raisonnable de penser que le Coronavirus peut en effet présenter les caractéristiques d’imprévisibilité et d’irrésistibilité d’un évènement de Force Majeure, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une épidémie « nouvelle », sans traitement connu et potentiellement létale, et surtout compte tenu des mesures administratives de confinement décidées par le Gouvernement. Quant à la condition d’extériorité, il est permis de douter, en l’état actuel de nos connaissances sur ce virus, que qui que ce soit se risquera à en démontrer la cause première devant le juge…
Il reste que la Force Majeure n’est invocable que si elle a un effet sur l’exécution des obligations contractuelles : pour qu’un cocontractant de l’administration puisse valablement l’invoquer pour justifier une inexécution contractuelle, il devra sérieusement justifier et documenter sa demande : l’épidémie devra être en rapport direct avec l’empêchement invoqué.
Par exemple, dans un contexte de confinement d’animaux liés à la grippe aviaire, la Cour d’appel de Toulouse a considéré que « son impact sur les résultats de l’exploitation n’établit pas qu’il présentait un caractère insurmontable et irrésistible susceptible de lui conférer la qualification d’événement de force majeure » (CA Toulouse, 3 oct. 2019, n° 19/01579).
De la même manière, s’agissant du virus Ebola, la Cour d’appel de Paris a jugé que « le caractère avéré de l’épidémie qui a frappé l’Afrique de l’Ouest à partir du mois de décembre 2013, même à la considérer comme un cas de force majeure, ne suffit pas à établir ipso facto que la baisse ou l’absence de trésorerie invoquées par la société appelante, lui serait imputable, faute d’éléments comptables » (CA Paris, 17 mars 2016, n° 15/04263).
De manière similaire, la Cour administrative d’appel de Douai a refusé de retenir la Force Majeure pour expliquer l’absence de location d’un bien immobilier dans le délai de six mois permettant de bénéficier d’une exonération fiscale, faute d’avoir précisé en quoi l’épidémie de chikungunya ayant sévi dans l’île de la Réunion aurait effectivement été de nature à faire obstacle à ce que le débiteur puisse donner son appartement à bail (CAA Douai, 28 janv. 2016, n° 15DA01345).
En pratique, nombre de contrats publics contiennent d’ores et déjà des clauses de Force Majeure qui suivent strictement la jurisprudence administrative, en ce qu’elles prévoient : (i) que les cas de Force Majeure sont ceux répondant aux trois caractéristiques dégagées par la jurisprudence administrative, (ii) que le titulaire n’est délié de ses obligations contractuelles que s’agissant de celles directement empêchées par ledit cas de Force Majeure, (iii) et ce à l’issue d’une procédure de signalement de l’évènement encadrée dans des délais et sérieusement documentée.
Si les titulaires sont en mesure de directement lier le Coronavirus ou plus vraisemblablement les nouvelles mesures de confinement à l’impossibilité (et non la simple difficulté) d’exécuter leurs obligations contractuelles (sous réserve d’en faire la preuve), les cocontractants publics qui ne sont pas d’ores et déjà positionnés sur le sujet ne devraient avoir d’autre choix que d’accepter l’application des clauses de Force Majeure.
Mais si la Force Majeure permet de donner au Coronavirus un traitement contractuel, elle peut également mettre en danger à plus long terme nombre de projets publics pourtant d’une certaine importance pour le rayonnement local si ce n’est national, et par voie de conséquence les finances de l’administration.
En effet, les clauses de Force Majeure prévoient classiquement une possibilité de résilier les contrats passé un certain délai moyennant une indemnité qui peut être conséquente pour les acteurs publics. Et peut-on raisonnablement prédire aujourd’hui combien de temps durera la pandémie du Coronavirus ? Cette possibilité de résiliation est certes souvent à la main des cocontractants publics, mais peut également être demandée par leurs cocontractants. En cas de silence du contrat (ce qui semble peu probable toutefois en matière de contrats complexes), le bouleversement définitif de ce dernier permettra au titulaire – ainsi d'ailleurs qu'à l'administration – de demander au juge la résiliation du contrat (CE 14 juin 2000, Cne de Staffelfelden, req. n° 184722). Dans ce cas, le titulaire du contrat ne pourra se voir indemnisé que des pertes subies imputables à l’évènement constitutif de Force Majeure, à l’exclusion de toute autre indemnité (CE, 8 janvier 1925, Société Chantiers et ateliers de Saint-Nazaire).
Devant une telle incertitude, le dialogue entre cocontractants est certainement de mise, notamment par le biais de clauses de discussion ou de « meilleurs efforts » qui sont souvent d’ailleurs prévues dans les clauses relatives à la Force Majeure.
Une autre possibilité serait de faire plutôt application du mécanisme de cause légitime de retard ou de cause exonératoire lorsque cela est possible. Les contrats prévoient généralement que constituent une telle cause les « décisions » ou « injonctions administratives » : il s’agirait ici de faire référence non plus au Coronavirus, mais aux décisions gouvernementales de confinement et restrictions de circulation. Si une telle cause légitime ou exonératoire est prévue contractuellement, cela signifie que les pénalités ne seront pas appliquées et que les coûts en résultant (notamment garde de chantier, frais financiers, recalage des swaps) seront portés, le cas échéant après application d’une franchise, par la personne publique.
Il conviendra toutefois de vérifier la durée – si elle existe – au-delà de laquelle la résiliation du contrat peut être prononcée.
Les acheteurs publics et leurs cocontractants vont sans aucun doute naviguer à vue dans les prochains mois et il sera sans doute inévitable pour nombre de contrats de traiter le Coronavirus comme un évènement de Force Majeure. Auquel cas, les partenaires devront travailler de concert et de bonne foi pour en minimiser si possible (et s’ils le veulent) les risques à long terme, peut-être par le biais d’accords particuliers sur le traitement notamment financier de leurs contrats « mis en sommeil » (frais financiers, gardes de chantier, sécurité, etc.), permettant d’éviter la résiliation pure et simple de leur contrat et de préserver, si possible, la continuité des services publics et des infrastructures futures.
Ces discussions devront toutefois s’inscrire dans un nouveau cadre juridique sans doute plus contraint des acheteurs et autorités concédantes, l’étude d’impact du projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19 soulignant la possibilité d’un aménagement de leur « liberté contractuelle ». Affaire à suivre de très près, donc…
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